Une chose est sûre avec Bombay, c'est qu'elle ne laisse aucun répit à ses visiteurs. Le simple fait de sortir de chez moi et de parcourir à pied les 20 minutes qui me séparent de Crossword, une des bien connues librairies de la ville, est une expérience: en une fin d'après-midi, Bombay me donne de quoi revoir entièrement mon vocabulaire des variations de l'âme.
Bonheur. En sortant dans la rue, le soleil brille, les corbeaux chantent et l'air est doux. Il fait beau, pas trop chaud, je mesure ma chance d'être ici et pas dans la grisaille parisienne. Je trottine dans la rue les écouteurs dans les oreilles, les voitures ne me font pas peur et les cracheurs de bétel non plus.
Nostalgie. L'approche à toute allure des vacances en France me frappe. Et je n'ai soudain plus du tout envie de partir. J'écris en marchant. Certes c'est pas pratique, mais je suis sûre que ça fait mieux circuler les pensées!
C'est au moment de quitter un pays qu'on sait si on l'aime ou pas. J'ai souvent pesté contre l'Inde, ce blog en est témoin, de manière pas toujours très tolérante. Mais à 4 jours du départ (temporaire heureusement) pour Paris, je me promène dans Bombay et je regarde autour de moi comme si tout était une découverte. J'en ai presque les larmes aux yeux, de devoir quitter la ville. Cette femme en fushia de la tête aux pieds qui médite, assise seule et bien droite en plein milieu du parc. Ce vendeur de rue auquel je souris à travers la fumée qui s'échappe de son réchaud. Ca faisait longtemps que je n'avais pas souri sans raison à quelqu'un dans la rue, trop occupée à me plaindre du trafic, de la foule, de la saleté. Heureusement, il n'est jamais trop tard.
Désolation, Consternation. J'arrive presque à destination et tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes quand je croise une famille qui vit dans la rue. Ce sont des scènes habituelles auxquelles on ne s'habitue jamais.
Sauf que là, le tout petit garçon allongé sur le trottoir a un bandage ensanglanté sur la tête. Sa mère, les cheveux en bataille, implore, supplie pour de l'argent, un air de folie dans le regard. Un autre de ses enfants dort sur une marche, le troisième est assis à côté. On dirait une sorcière, une folle. Qui ne le serait pas à sa place...
Je ne vois pas de boutique à proximité et elle me fait un peu peur alors je continue, en me promettant de m'arrêter au retour.
Curiosité. Enfin arrivée à Crossword, je traîne des heures dans les rayons. Ma famille me téléphone et quand je raccroche, une Indienne vient m'aborder en français. Elle m'a entendue parler et voudrait discuter quelques minutes avec moi: elle essayer d'apprendre notre langue mais elle manque de pratique. Elle est toute timide, c'est son mari qui l'a poussée à oser venir me parler. On échange quelques mots et elle me laisse sa carte, au cas où j'ai le temps de prendre un café après les vacances. C'est quand même marrant de croiser une Indienne qui parle français à Bombay au détour d'un rayon de livres sur l'hindouisme!
Désolation, Colère. Sur le chemin du retour, je repasse devant cette famille dans la rue. Une riche indienne a posé ses valises juste devant eux. Elle porte un beau sari vert clair et est au téléphone, en pleine discussion. Parmi ses nombreux bagages disposés autour d'elle, un sac mal fermé, dans lequel je peux voir un paquet de pâtisseries indiennes. Elle tourne le dos à la mère qui supplie, qui a le regard fou de celle qui ne peut pas nourrir ses enfants, encore moins les guérir. Une voiture noire s'arrête devant la dame, le chauffeur en sort, récupère les valises, les entasse dans le coffre. Ils remontent en voiture et démarrent sans un regard pour la famille qui meurt derrière eux.
Ca fait 10 minutes que je me suis arrêtée, un peu plus bas dans la rue. J'ai vu toute la scène et je pense que n'importe qui aurait été choqué mais les gens continuent à marcher, à poser leurs grosses chaussures à quelques centimètres de la tête ensanglantée de l'enfant. Seul un vieux monsieur s'arrête pour donner une pièce. Je traverse, achète du pain et des biscuits, retraverse, m'accroupis près de la mère et croise, vraiment, son regard. Je donne un biscuit à une des enfants qui me fait un immense sourire et rigole. Qu'est-ce qu'elle est sale... Elle se gratte de partout, son biscuit à la main, le sourire aux lèvres. Je suis partie en laissant la maman réveiller son petit blessé pour lui donner du pain. Je suis montée dans un taxi en sentant son regard dans mon dos. Je me suis retournée, j'ai vu les enfants manger.
Malaise. Ca ne m'a pas fait me sentir mieux pour autant.
Agacement. Contre le chauffeur de taxi qui essaye de m'arnaquer. Une fois n'est pas coutume, les touristes sont des proies faciles. Il s'énerve car je ne veux pas céder, je sors de la voiture et j'ai presque peur qu'il me suive. Je l'imagine foncer sur moi avec son taxi, me tirer dessus avec le pistolet qu'il cache sûrement dans la poche de son pantalon, m'écraser et me broyer contre le mur... Je reviens sur terre.
Peur. Quand en remontant ma rue, je dois dépasser un ivrogne titubant dont j'entends les bouteilles de bière s'entrechoquer dans la poche.
Déférence. Un nouvel autel a été installé juste à côté de chez moi. Ca brille de mille feux. Un homme torse nu et une femme se tiennent en son centre, debout, absorbés par leurs prières.
Soulagement. Ce n'est pas tout à fait chez moi mais il y a des jours où ça fait quand même du bien d'arriver chez soi.
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